Les pélerinages

Les pélerinages

Christian Amalvi, Professeur d'Histoire Contemporaine à l'Université Paul Valéry, Montpellier III

Au XIe au XVe siècles, le pèlerinage fut l'une des formes les plus fréquentes et intenses de la piété chrétienne; il toucha des milliers, des millions peut-être de chrétiens pendant plusieurs siècles, qui se mirent en route, mûs par une forte et impérieuse inspiration religieuse. Les historiens de la religion sont nombreux depuis trente ans à avoir approfondi l'étude de cette forme d'expression déterminante de la piété au Moyen Age, mais combien diverse dans ses intentions, ses pratiques, ses rites (cf. bibliographie).

La pratique du pèlerinage est universelle et s'observe dans toutes les religions. Elle est particulièrement importante pour le chrétien, qui est par essence le pèlerin, "l'étranger et le voyageur sur la terre" dont parlent la Genèse, le Psaume 119, 19 et saint Paul dans l'Epître aux Hébreux 11, 13, en chemin vers la vraie Vie, celle de l'au-delà. L'idée de passage, d'itinéraire à but religieux, issue de la Peregrinatio pro Christo pratiquée par les missionnaires et moines irlandais dès le VIIe siècle, s'exprima dans des pratiques si diverses qu'il vaut mieux parler des pèlerinages que du pèlerinage. La valeur spirituelle du voyage en lui-même et du but à atteindre - qui n'est pas toujours un sanctuaire - ont une intensité variable en fonction du statut, de la personnalité, de l'orientation de la piété des pèlerins.
Les pélerins de Saint-Jacques, les croisés des croisades populaires, et plus encore les battuti italiens du XIIIe siècle ou les flagellants du XIVe siècle qui se déplaçaient de ville en ville selon des circuits sans but ultime, étaient d'abord des pénitents. Ils offraient l'ascèse répétée des longues journées de marche comme un acte de purification, à la fois pour expier leurs propres fautes et - surtout dans le cas des flagellants de 1348 - pour entraîner les autres croyants à la conversion. Lorsque, en 1399, le riche marchand Marco Datini de Prato participe avec d'autres citoyens florentins à une procession de huit jours tout autour de la cité, c'est l'aspiration purificatrice qui l'anime et s'exprime dans les stations en différentes églises du parcours et dans le port d'une tunique de lin blanc, même si une file de mules les suit en portant les victuailles et si les pélerins rentrent chez eux chaque soir...

Ces formes de pèlerinage pénitentiel ont été dépassés, par l'importance de leur fréquentation et par la multiplication des lieux de destination, par les pélerinages ad sanctos, aux saints, dont le but précis était d'atteindre un sanctuaire de dévotion. Ils sont devenus la forme dominante d'une dévotion qui s'appuie sur la perception visuelle et matérielle d'une relique ou d'un objet de culte.

Le sanctuaire type du haut Moyen Age, qui devient aux XIe-XIIe siècles le centre d'un courant de pèlerinage "international", est donc un lieu de culte autour du tombeau d'un saint. A cette catégorie ressortissent quatre des cinq centres de pèlerinage qui sont connus dans toute l'Europe au XIIe siècle; leur modèle commun est Jérusalem, lieu de sépulture du Christ, centre spirituel de la Chrétienté et qui attire encore au XIe siècle les pèlerins assez fortunés et bien portants pour risquer une longue navigation en Méditerranée. Ce n'est pas un hasard si l'essor des autres grands centres de pèlerinages européens se confirme à l'époque où la prise de Jérusalem par les musulmans ne permet plus de s'embarquer pacifiquement pour la Terre Sainte. La dévotion en Occident se reporta vers les tombeaux de saint Martin à Tours (mort en 372) ou de saint Jacques de Compostelle, qui devint sanctuaire de grande réputation hors de la Galice après qu'il ait été détruit par les musulmans en 997 puis reconstruit. Le tombeau des apôtres Pierre et Paul n'attira les chrétiens d'outre-Alpes qu'à partir du IXe siècle, lorsque la papauté commença d'organiser son pouvoir temporel, et que Rome fut moins constamment menacée par les armes en Italie. Des temps carolingiens date également le développement du pélerinage à S. Michele in Gargano, qui est d'une autre nature: la vénération se porte sur un personnage surnaturel, un archange, dont on attend une fonction protectrice qui se signale par des miracles. Enfin, la notoriété du sanctuaire de saint Nicolas à Bari suivit immédiatement le transfert en ce lieu des reliques de l'archevêque de Myrrhe par les vénitiens en 1071. La position de Bari comme escale vers la Terre Sainte a contribué à l'afflux des pèlerins.

Les sanctuaires de pèlerinage Marial au Moyen Age étaient également très importants, bien que leur fondation soit plus récente: la grande période des dédicaces mariales pour les cathédrales se situe aux VIIIe-IXe siècles, et c'est à partir du XIe siècle que plusieurs d'entre elles devinrent des lieux de vénération renommés. Ainsi la première cathédrale de Chartres s'édifia au-dessus d'une grotte, lieu de culte pré-chrétien, et d'un puits dont l'eau avait une réputation curative. Les miracles s'y multiplièrent et furent recueillis dans un manuscrit en 1194. Au Puy, la vénération et la réputation miraculeuse s'attachaient à une statue de bois, la fameuse "Vierge Noire". La fréquentation du pélerinage, liée à celui de Compostelle, s'accrut jusqu'à la fin du Moyen Age. 200 000 pèlerins auraient été présents, selon les chroniqueurs, lors du pélerinage de l'Annonciation en 1407.
Les églises furent souvent transformées, voires reconstruites par le clergé desservant afin de s'adapter au rôle nouveau de sanctuaire de pèlerinage. Ainsi s'expliquent les singularités architecturales des cathédrales du Puy et de Chartres. Les trésors de reliques étaient souvent offerts à la contemplation des pèlerins dans la pénombre recueillie des cryptes. Au Puy, la topographie ne permettait pas de creuser une crypte sous le choeur; les maîtres d'oeuvre du XIe siècle établirent donc un cheminement souterrain, partiellement bouleversé au XIXe siècle, qui permettait aux pèlerins, après avoir gravi le grand escalier sous le porche, de surgir dans la nef, face à la statue vénérée du maître-autel. A Chartres, l'adaptation de la cathédrale gothique aux fonctions de pèlerinage s'observe par l'extension exceptionnelle de la crypte romane, constituée par deux longues galeries qui s'étendaient sous l'ensemble de l'édifice pour se rejoindre au-dessous du déambulatoire, et par le développement très important de la partie orientale de l'édifice, avec double déambulatoire desservant une couronne de chapelles rayonnantes.

Le rayonnement de ces sanctuaires était exceptionnel. Ils ont constitué des foyers de pèlerinage constants au Moyen Age ; leur notoriété s'est maintenue, d'ailleurs, jusqu'à nos jours. Leur existence était loin cependant d'épuiser l'aspiration pérégrinante des hommes et des femmes du Moyen Age. Sur tout le continent, du XIe au XVe siècle, se sont en effet multipliés des sanctuaires plus modestes, d'attraction régionale ou locale, mais tout de même capables d'attirer à longueur d'année des chrétiens qui n'hésitaient pas à parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour y parvenir. Pour les uns, qui s'en expliquent ouvertement au clergé du sanctuaire qui les interroge, ces pèlerinages représentaient une "compensation" aux "grands" pèlerinages de Terre Sainte, de Rome ou de Compostelle, que leur faiblesse physique ou financière ne leur permettait pas d'accomplir. Pour d'autres, plus nombreux encore, l'expression d'une piété vive s'accompagnait d'une croyance au miracle obtenu grâce au pouvoir thaumaturgique des reliques conservées. Aux principales étapes des pèlerinages à Saint-Jacques se dressait souvent une basilique funéraire qui abritait les restes d'un saint très ancien: il suffit de penser à Saint-Sernin de Toulouse ou à Saint-Seurin de Bordeaux. A partir du XIIe siècle, l'attraction du sanctuaire est souvent liée à la réputation de bonté et de piété d'un homme d'église que les chrétiens tenaient pour saint dès le jour de sa mort, et que l'Eglise reconnut ensuite pour tel, quelquefois très rapidement. Ainsi naquirent, au XIIIe siècle, les pèlerinages de Saint-Antoine en Dauphiné, d'Assise (saint François), ou de Padoue (saint Antoine). La rapide construction d'une basilique destinée spécialement à l'accueil des pèlerins fournit aux fidèles la possibilité de mieux exprimer leur dévotion, jusqu'alors limitée à des expressions plus individuelles.
L'élan qui poussait les fidèles à venir honorer la sépulture d'un personnage réputé saint fut quelquefois à l'origine de la fondation d'un sanctuaire. La volonté des pèlerins s'imposa alors au clergé réticent, qui craignait que cet enthousiasme populaire ne perturbe la régularité et la dignité des fonctions liturgiques et pastorales qui lui incombaient. On est confronté au phénomène du "pèlerinage panique", bien étudié notamment par André Vauchez et Pierre-André Sigal. Une foule nombreuse, qui dépasse de loin le nombre des fidèles de la paroisse, se précipite le jour de l'enterrement du religieux dont elle clame la sainteté, afin que celui-ci dispose d'un tombeau placé en évidence auquel on puisse rendre dévotion. A Padoue, précisément, de semblables manifestations survinrent lors de l'enterrement de saint Antoine. Voici un autre exemple d'institution d'un pèlerinage, si soudaine que le sanctuaire ne put être aménagé en temps utile. Le 2 janvier 1397 mourait au couvent de Forli (Italie du Nord), un humble frère dominicain du nom de Marcolino Amanni. Il ne s'était jamais intéressé aux oeuvres de prédication et d'enseignement de sa communauté, et s'était consacré à la prière et aux tâches domestiques du couvent. Pour les Frères Prêcheurs, il n'était qu'un confrère pauvre d'esprit, que la charité confraternelle destinait à être enterré sous une dalle tombale presque anonyme, dans le choeur de l'église. Mais pour les laïcs, ce modeste dominicain était l'illustration des vertus d'humilité et de réforme observante en réaction contre un ordre devenu trop riche, puissant, intellectuel. Le jour de l'enterrement, raconta le Provincial Jean Dominici dans une lettre adressée au Maître Général des dominicains Raymond de Capoue, la foule envahit l'église alors que les frères se préparaient à ensevelir Marcolino. Interrompues, les obsèques ne purent se dérouler qu'à la nuit, portes de l'église closes. Mais "...le lendemain, le peuple afflua de partout, et découvrit que le corps du saint avait été porté en terre sans solennité; il réclama l'exhumation du trésor caché. Les frères refusèrent, affirmant qu'il était puéril de montrer une telle sollicitude pour le corps d'un homme aussi simple. Les laïcs au contraire clamaient qu'il n'y avait rien d'aussi injuste que le corps d'un tel saint gise sous terre... Les frères ne purent résister à la pression des laïcs: la pierre tombale fut retirée, et le corps du saint exhumé, et une odeur suave se répandit merveilleusement dans toute l'église. Immédiatement ses vêtements furent mis en pièces par les fidèles, de telle sorte qu'il fallut revêtir [le corps] à plusieurs reprises de l'habit de l'ordre. Il s'estimait heureux celui qui avait pu emporter un petit lambeau de son vêtement; les malades et les infirmes accoururent alors..."

Dès lors commençait un flux quotidien de pélerins; les miracles ne furent cependant enregistrés qu'à partir du 27 janvier, date probable à laquelle les restes du religieux purent être disposés dans un tombeau à la vue de tous. Pendant les trois mois qui suivirent, les dominicains enregistrèrent en moyenne 16 témoignages de guérisons miraculeuses par semaine: il s'agit bien, désormais, d'un sanctuaire qui attire des pèlerins habitant en moyenne à plus de 20 km. de la ville. Bientôt, la renommée thaumaturgique attire à Forli des pèlerins qui se détournent de leur destination initiale et font ici une étape sur la route de Saint-Antoine en Dauphiné ou de Saint-Jacques. Pourtant, Marcolino ne fut reconnu bienheureux par l'Eglise qu'en 1756.

Le pèlerinage au sanctuaire est d'abord une expression de piété populaire, dans la mesure où elle n'attend pas la reconnaissance formelle de la validité d'un culte pour s'exprimer. Le rayonnement, plus ou moins vif, des sanctuaires, correspond en général à la conception hiérarchisée que s'en font les fidèles. En témoigne spontanément le Guide du Pèlerin de Saint-Jacques au XIIIe siècle, qui indique les haltes de dévotion à faire sur le chemin de la Galice, en indiquant quelles sont les reliques les plus vénérables. A partir du XIIIe siècle, l'Eglise institutionnalisa une telle pratique par la concession d'indulgences accordées aux pèlerins qui visitaient chaque sanctuaire, souvent à la date de la fête du saint auquel il est consacré. L'indulgence de coutume était de 40 jours, mais dès le XIIIe siècle, certains sanctuaires illustres étaient pourvus d'indulgences supérieures à un an. Le pèlerin, qui entendait proclamer l'indulgence au cours des offices dans sa ville d'origine, était ainsi conforté dans la valeur de sa démarche. Il ne faudrait pas tomber dans la critique protestante des indulgences, qui y voyait à tort le motif principal des manifestations pieuses des laïcs et négligeait le sens spirituel des pèlerinages, lequel, comme on a essayé de le montrer, commence dès l'instant où le pélerin se met en route, même s'il n'atteint pas son but. Cependant, dans la perspective qui nous intéresse ici, celle du sanctuaire animé par les pélerins, la portée des indulgences est ambigüe; souvent, elle reconnaît un courant de piété déjà bien établi, qu'elle tend simplement à renforcer; mais lorsque la concession intervient à l'occasion d'un transfert de reliques ou de la consécration d'un autel ou d'une église, elle est un encouragement à sa fréquentation.
Par opposition à l'expression quotidienne de la dévotion chrétienne (prières, messes), le pèlerinage obéit à des rythmes de fréquentation bien particuliers. Pour les XIe-XIIe siècles dans le Nord de la France, P.A. Sigal a pu observer que les mouvements de pèlerinage provoqués par la réputation miraculeuse d'un nouveau saint commençaient en général au printemps, d'avril à juillet. Au sortir de l'hiver, les hommes du Moyen Age se mettaient en route sur des itinéraires que les intempéries n'entravaient plus. Les grandes fêtes chrétiennes du printemps, Pâques, Ascension et Pentecôte, étaient aussi des occasions pour les fidèles de mieux marquer ce "temps fort" de la vie chrétienne: communion et participation aux liturgies solennelles dans le sanctuaire. Les miracles enregistrés ont lieu plus souvent la veille de la fête, et celle-ci devient l'occasion de rendre grâce. Dans l'ensemble des séries étudiées, seul le jour de la fête du patron de chaque sanctuaire dépasse en fréquentation les grandes fêtes chrétiennes.

Mais au total, plus de 40 % des miraculés avaient fréquenté un sanctuaire thaumaturgique pendant le temps de Pâques ou de Pentecôte. A Forli en 1397, pendant le premier mois qui suivit l'enterrement du b. Marcolin, la fluctuation quotidienne est directement liée à la fréquentation liturgique de l'église du couvent dominicain; en février, c'est en effet chaque dimanche que l'on signale le plus de miracles (entre 4 et 7); les deux maxima suivants sont comptés lors de l'entrée en Carême: cinq miracles le mardi Gras, dix le Mercredi des Cendres. La fréquence des guérisons s'est fortement ralentie ensuite, mais le Vendredi Saint, six pèlerins furent encore guéris; en revanche, aucun le Samedi Saint ni le jour de Pâques. Les miracles se raréfièrent à partir de juin 1397. Aucun ne fut enregistré en novembre et décembre, mais une dizaine se produisit en janvier 1398, pour l'anniversaire de la mort du religieux.

L'activité des sanctuaires locaux ou régionaux est liée à un culte thaumaturgique dont la notoriété s'estompe rapidement; de sorte qu'après deux ou trois ans, on doit se demander si le sanctuaire reçoit encore la visite des pèlerins. Mais deux caractères essentiels de la fréquentation s'observent dans tous les sanctuaires: le pèlerin médiéval y vient en groupe et y séjourne plusieurs jours. Lorsqu'il s'agit de représentants de catégories les plus aisées de la population, nobles, clercs, etc., leur visite revêt le sens d'une action de grâce et la solennité d'un déplacement officiel. Les seigneurs et princes sont entourés de leur suite de chevaliers et de valets et souvent parmi ceux-ci on trouve un homme affecté d'une maladie qui obtient guérison à cette occasion. Paysans, artisans ou marchands, malades et infirmes, amenés sur des litières dans des charrettes ou portés sur des brancards, se font accompagner en général par leur famille; des voisins peuvent s'y substituer, et il n'est pas rare de retrouver, parmi ces personnes qui encouragent et soutiennent le malade, de précédents miraculés. Ils ont répandu la renommée du nouveau saint et propagent la dévotion populaire en sa faveur. Pour obtenir la guérison d'un enfant, la présence de la mère est une règle quasi absolue, tandis que le père est moins systématiquement présent. Si, dans l'ensemble des pèlerins, on a compté une majorité d'hommes, il faut au contraire se représenter les pèlerinages pour guérison d'enfants comme la manifestation d'un groupe de pieuses femmes: la mère de l'enfant est souvent accompagnée par une tante, ou par sa propre mère, et par des voisines qui portent les offrandes que l'on déposera auprès du tombeau du saint. L'organisation du groupe peut être parfois plus importante, à l'échelle d'une paroisse ou d'un village. Le curé y participe souvent, et les pèlerins pratiquent une solidarité financière pour s'assurer d'un moyen de transport, comme ces soixante pèlerins de Vézelay qui prennent un bateau à Orléans pour visiter le tombeau de saint Martin à Tours; de même, un chanoine de Fermo en Italie, s'était mis en route avec onze concitoyens, tous malades, jusqu'à Compostelle; en chemin, aux étapes, ils entendirent parler des miracles du b. Marcolin de Forli, et s'arretèrent à leur tour dans ce nouveau sanctuaire.

La durée moyenne de séjour des pèlerins était de trois jours, quelle que soit l'importance du sanctuaire. L'influence du triduum liturgique qui accompagne les grandes fête chrétiennes est ici évidente. La fréquence la plus forte des miracles s'observe en général dans l'ordre décroissant, les dimanche, samedi et lundi. De très nombreux récits indiquent que la sensation de guérison intervenait au moment où la ferveur du pèlerin était la plus intense, suscitée par une nuit de veille et prières, ou par la participation à la liturgie. Les miracles nocturnes étaient nombreux: on ne fermait pas le sanctuaire la nuit; il n'était pas non plus possible d'interdire l'accès à la contemplation des reliques pendant les offices, parce que le peuple croyait en une présence plus intense de Dieu et des saints au moment de la messe, d'où un accueil plus grand aux prières qu'on leur adressait. La ferveur prenait appui sur des rites où se mêlait une conception plus "matérialiste" du pouvoir thaumaturgique: il fallait pouvoir toucher les reliques pour obtenir la protection du saint, ou allonger les malades auprès du tombeau; les jeunes enfants étaient posés souvent sur l'autel dédié au saint; les adultes, très tard encore au XIVe siècle, continuèrent de pratiquer l'incubation, c'est-à-dire à dormir à côté et, si possible, au-dessous de la châsse.
Il faut, pour conclure, souligner l'image ambivalente des pèlerins dans un espace sacré au Moyen Age. Cette ambivalence apparaît dans certaines réactions contradictoires perceptibles dans les sermons et les traités des clercs. Elles se sont amplifiées à la fin du Moyen Age. Certes, le pèlerin, malade, souvent pauvre, dépouillé de ses fautes par sa souffrance et sa démarche, est toujours une image du pauvre du Christ, qu'il faut respecter. Mais ce sont parfois des foules de pèlerins qui bougent, parlent, mangent, dorment, quelquefois organisent des danses pour manifester leur joie et leur remerciement à l'intérieur de l'église. Ces pratiques provoquent les réactions du clergé, qui est souvent conduit à transformer la disposition du lieu afin de garantir le respect dû à un espace sacré.

Ce que pouvait être un sanctuaire médiéval les jours de grand pèlerinage, plusieurs récits nous le font savoir. Sans doute les auteurs ont-ils une propension à exagérer l'importance de l'affluence, car ces récits sont destinés à une diffusion publique; ils peuvent attirer plus de pèlerins encore. Mais ce qu'ils nous révèlent n'est pas tout à fait comparable aux foules de pèlerins contemporains qui, à Lourdes par exemple, semblent en comparaison bien recueillies. Le plus célèbre récit est celui de Suger, abbé de Saint-Denis, dans le Libellus de Consecratione Ecclesiae :
"Comme s'accroissaient le nombre des fidèles et leur affluence auprès des saints pour implorer leurs suffrages, cette basilique en vint à supporter de grands désagréments au point que, souvent, lors de grandes solennités, se trouvant entièrement comble, elle refoulait par toutes ses portes les masses débordantes des arrivants; non seulement ceux qui voulaient entrer ne le pouvaient pas, mais ceux qui étaient déjà entrés et qui voulaient en sortir en étaient empêchés. On voyait parfois, chose admirable à voir, les foules entassées opposer une telle résistance à ceux qui essayaient d'entrer pour vénérer et embrasser les saintes reliques du Clou et de la Couronne du Seigneur que personne, parmi les milliers de gens qui étaient là, ne pouvait bouger un pied à cause de la compression de la foule, et personne, en raison du resserrement, ne pouvait faire autre chose que rester debout comme une statue de marbre et s'étonner que quelqu'un ait encore la force de crier... Quant aux frères qui exposaient devant les arrivants les signes de la Passion du Seigneur, succombant sous leurs pressions et leurs poussées et n'ayant plus aucune issue, ils s'enfuyaient souvent par les fenêtres avec leurs reliques!" n

Références Bibliographiques :
E. DELARUELLE, La piété populaire au Moyen Age, Turin, 1975.
Ph. JANSEN, "La santità nelle Marche nei secoli XIII e XIV e la sua spontanea affermazione ", Convegno Internazionale di studi S. Nicola, Tolentino, Le Marche. Tolentino, 4-5 settembre 1985, Tolentino, 1987, p. 55-80.
Le pèlerinage, Cahiers de Fanjeaux, n° 15, Toulouse, 1981.
P.-A. SIGAL, Les marcheurs de Dieu, Paris, 1974.
P.-A. SIGAL, L'homme et le miracle dans la France médiévale, Paris, 1984.
A. VAUCHEZ, La sainteté aux derniers siècles du Moyen Age, d'après les procès de canonisation, Rome, 1981.

URL d'origine : www.lestempsmedievaux.com (site fermé.


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